Bien que privés de la présence Laure Naveau, et d’un dialogue, donc, dont j’attendais beaucoup et qui se trouve reporté, malgré les obstacles, la parole a pu quand même circuler entre nous. Jean-Daniel Matet m’a invitée à lui donner le texte de ma contribution pour le site. J’y ajoute un petit pré-texte, du fait de la conclusion à laquelle nous sommes arrivés lors de cette première soirée. Le fait est : l’identité vacille, aujourd’hui spécialement. Notre titre vise un phénomène de civilisation. L’identité vacille tant que l’on s’évertue de toutes parts à la fixer, dans un signifiant, ou les moyens de l’imaginaire que sont un comportement, une prestance, une intimidation, un vêtement : tous les moyens du maître y sont bons, non pour faire cesser ce vacillement car c’est impossible, mais pour anesthésier celles et ceux qui en pâtissent, afin qu’ils ne s’en rendent pas compte. Le maître met l’ignorance aux commandes. C’est une instance, une place, un agent. Il n’est pas le seul pour autant.
Comme la pierre au milieu du chemin de la civilisation, qui ouvre L’Os d’une cure de Jacques-Alain Miller, (éd. Navarin), la psychanalyse est là.
Caillou plutôt que pierre, ou ombre du caillou que chacun promène dans sa chaussure, sur son chemin. La psychanalyse tend à en réveiller la sensation, à la valoriser, pour que quelqu’un, se souvenant qu’il peut se saisir de cette chose surprenante qui l’entoure et l’habite, à savoir la parole, la prenne (pour peu que quelqu’un la lui présente sous un jour nouveau, ressource et non insulte ou blabla), et parle de ce que c’est que ce caillou qui l’accompagne sur le chemin de sa vie, et, en en parlant, l’invente et le polisse.
Lacan disait « je pense avec mes pieds ». Ce « je » est habitable, par quiconque s’en empare pour dire ce qui n’est que de lui, à lui : entre vide et trop-plein, l’analyste l’aura précédé du poids de sa propre expérience. Il y aura trouvé une boussole qui lui permet d’orienter la souffrance ou l’égarement d’un qui pâtit, contre le pire.
L’aposiopèse, « action de s’interrompre en parlant ou de cesser de parler, silence », est une figure de style qui consiste à suspendre le sens d’une phrase en laissant au lecteur le soin de la compléter. Elle révèle une émotion ou une allusion se traduisant par une rupture immédiate du discours. Ainsi, la proposition « quand l’identité vacille », qui n’est pas une phrase complète mais une proposition subordonnée relative, est adéquate à son contenu. Quand l’identité vacille… ce n’est pas sans conséquence émotionnelle.
Mais pas seulement.
« …ou pire », c’est le contraire de l’aposiopèse, comme Susanne Hommel me l’a fait remarquer.
Les points de suspension ne marquent pas le même suspens selon qu’ils sont après le dit, ou avant. Dans cet écart, je vous présente quelques références pour nous repérer dans notre thème de cette année.
Points d’appui
En 1998 Amin Maalouf a publié dans un plaidoyer pour l’identité plurielle, une somme des discours qui courent sur le sujet, intitulée Les Identités meurtrières. En 2008 la revue Mental intitule son numéro 38 Identités en crise, numéro qui est composé autour d’une leçon du cours par lequel Jacques-Alain Miller effectuait le passage du siècle, cours intitulé « Les us du laps ». La leçon qui forme l’axe autour duquel tourne ce numéro date du 17 mai 2000. Elle a pour titre « Le moment de conclure ». À quoi s’ajoute que dès mars 2001 La Cause freudienne en avait publié la leçon du 2 février 2000 dans son n°47, sous le titre « Quand les semblants vacillent… » – il s’agissait alors de présenter le thème des Journées de l’ECF qui allaient avoir lieu. Voilà les points d’appui que j’ai trouvés – ce n’est sûrement pas une liste exhaustive – pour saisir quelque chose de la notion d’identité telle que nous la mettons au travail dans l’actualité du Champ freudien. Nous pourrons peut-être ce soir ou en octobre établir quelques ponts entre l’identité et le semblant.
Le moi, le sujet chez Freud et Lacan
Qui je suis ? ou que suis-je… pour l’Autre ? Pour moi-même ? Pour celui ou celle que j’aime ? Ou que je hais ?
Du « je » au « moi », du « moi » au « je », quels tours ? Quels circuits ? Le schéma L, le grand graphe nous présentent des lieux ou places, des liens ou pas entre des instances, non-identiques par définition. Qu’est-ce que l’identité dans la psychanalyse ? Le sujet rejoint-il quelque part son être d’objet ? Le poinçon du mathème du fantasme qu’on a eu parfois tant de mal à installer peut-il être remplacé par les deux traits horizontaux du signe = ou les trois de l’équivalence ?
En assimilant la faille ouverte entre le sujet et le Moi au système Pc-Cs, Freud n’en a pas donné le dernier mot. « Que l’être du sujet soit refendu sous toutes ses formes, écrit Lacan dans « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » (Aé, 199 et sq), Freud n’a fait que le redire sous toutes ses formes ». Mais que vise exactement l’expression « être du sujet », sinon un manque à être ?
Avec le miroir, objet spécifique inaugurant la série des voiles et autres écrans, le sujet est introduit à la virtualité et à l’inversion gauche-droite. « Sensible au visage de l’autre dès son 10ème jour d’existence, l’infans témoigne de sa captation par l’imago de la forme humaine », cf. « L’agressivité en psychanalyse », notamment les pages 112 et 113 des Écrits. Il ignore superbement ces données physiques objectives pour se précipiter dans l’identification de son image à son être, et cette aliénation va structurer le monde non seulement de sa perception mais de ses interactions avec ses semblables. Six à huit mois plus tard, l’expérience du miroir et celle de la confrontation à l’autre (Cf. cité par ALQ) marquent l’importance de l’anticipation dans « la conquête de l’« identité » : dans « identité », « identification », il y a le terme latin idem. Un peu plus loin il met « l’accent sur ce qui, dans l’identification, se pose tout de suite comme “faire identique” , comme fondé dans la notion du “même”, et même du même au même, avec toutes les difficultés que cela soulève » : « Vous n’êtes pas sans savoir, même sans pouvoir assez vite repérer, quelles difficultés depuis toujours pour la pensée nous offre ceci : A est A. Si l’A est tant A que ça, qu’il y reste ! Pourquoi le séparer de lui-même pour si vite le rassembler ? Ce n’est pas là pur et simple jeu d’esprit. Dites-vous bien par exemple, que dans la ligne d’un mouvement d’élaboration conceptuelle qui s’appelle le logico-positivisme, où tel ou tel peut s’efforcer de viser un certain but qui serait par exemple celui de ne poser de problème logique, à moins qu’il n’ait un sens repérable comme tel dans quelque expérience cruciale : il serait décidé à rejeter quoi que ce soit du problème logique qui ne puisse, en quelque sorte, offrir ce garant dernier, en disant que c’est un problème dépourvu de sens comme tel. Il n’en reste pas moins que si Russel peut donner en ses Principes Mathématiques une valeur à l’équation, à la mise à égalité de A = A, tel autre – Wittgenstein – s’y opposera en raison proprement d’impasses qui lui semblent en résulter au nom des principes de départ. »
Toute expérience de l’inconscient, poursuit-il un peu plus loin, est dans le rapport le plus immédiat avec la question « qui suis-je ? » Question légitime dit-il, mais qui bute sur le dernier mot qu’il n’y a pas pour y répondre, à savoir « le vrai sur le vrai », qui fait défaut.
Lacan revient sur cette question dès la première leçon de son Séminaire « Logique du fantasme » dans lequel il développera sa lecture du cogito, dans ces termes : « le signifiant…ce signifiant que nous avons jusqu’ici défini de sa fonction de représenter un sujet pour un autre signifiant …ce signifiant, que représente-t-il en face de lui-même, de sa répétition d’unité signifiante ? Ceci est défini par l’« axiome » : qu’aucun signifiant, fût-il – et très précisément quand il l’est – réduit à sa forme minimale, celle que nous appelons la lettre, ne saurait se signifier lui-même. L’usage mathématique qui tient précisément en ceci que quand nous avons quelque part – et pas seulement, vous le savez, dans un exercice d’algèbre – quand nous avons quelque part posé une lettre grand A, nous la reprenons ensuite comme si c’était, la deuxième fois que nous nous en servons, toujours la même » – et il y revient encore dans la postface de 73 au Séminaire XI où il pointe la faille entre ce qui se lit et ce qui s’entend (Aé, 503).
Ce que je suis, pour l’autre
Et du point de vue de celui qui vient nous consulter, la question qui, ou plutôt que suis-je ? que vais-je être pour celui ou celle qui a pris rendez-vous avec moi au cabinet, à l’hôpital, au CMP ? a aussi toute sa pertinence. Sous les insignes de notre identité professionnelle, estampillés psychiatre, psychologue, éducateur, infirmier, psychothérapeute, psychanalyste, médecin ou non-médecin (on verra avec le cas présenté la prochaine fois par Clément Marmoz, que cette identité négative peut avoir tout son poids pour un sujet) nous sentons, de notre côté, combien notre identité prête à porter nous est de peu de secours sitôt qu’une demande nous est adressée, puisque nous n’ignorons pas que « Le signifiant, comme tel, ne signifie rien », phrase que Jacques-Alain Miller a donné comme titre à la leçon du 11 avril 1956 du Séminaire III sur les psychoses.
Qu’un sujet soit ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant conduit à une identification du sujet paradoxale : il manque à être, il est son manque. Impasse, dont la prise en compte de la jouissance de la parole va constituer une issue, par l’attention portée à cette accumulation secrète et singulière que chaque langue produit pour chacun qui la parle, à savoir la lalangue, butée à laquelle le psychanalysant.
J’ai rencontré il y a longtemps une jeune femme qui se rappelait comment, enfant, elle répétait un mot jusqu’à le vider de tout sens, se concentrer sur sa sonorité et le proférer de plus en plus bas jusqu’à lui faire réintégrer le silence dont il n’aurait jamais dû sortir. Ainsi traitait-elle les voix qui l’assiégeaient. Faire équivaloir un signifiant au non-sens puis au vide qu’il recèle, produire cette identité était ainsi le but de son effort. Il y avait peut-être une autre source de parole, d’autres ressources dans le dire, que je n’ai pas su, à l’époque, lui permettre de trouver.
De ce que parler veut dire pour quelqu’un, nous en sommes venus aux façons dont quelqu’un, le parlêtre fait avec la matière signifiante, comment il y a été affronté, soumis, ce qui a pu le blesser, l’ulcérer ou au contraire l’envelopper sans l’égratigner, comment il peut témoigner de cela, c’est que nous nous cherchons à éclairer, non sans faire la part de l’ombre. Ce pourquoi nous nous tenons résolument à l’écart de tout sens commun, prêt-à-porter.
Là nous semble se trouver, en cours d’impression, la carte d’identité de l’analysant, l’identité vraie, renvoyant à la fausse le cortège de toutes nos constructions antérieures, l’image, le signifiant maître. C’est à un phrasé, une syntaxe, que le sujet ne sait pas qu’il est identifiable, c’est-à-dire que la seule identité à laquelle il puisse se fier est celle-là.
Dans la deuxième leçon de son cours « Silet » (30 novembre 1994) relisant Encore J.-A. Miller énonce : « Ce que veut dire l’inconscient, c’est que, en parlant, l’être jouit. Loin d’opposer en sens contraire ce qui s’élabore dans la parole proprement dite et la jouissance, Lacan consomme là l’identité même de la parole et de la jouissance ». Il donne ainsi à cette nouvelle identité un statut. Quel que soit son style (débit, rythme, variété, richesse ou pauvreté etc.,) cette « parole » est jouissance, appelant une ponctuation, un dire, un bien-dire. Cette identité même est un nouveau point de départ, comme Isabelle Magne l’a dit en citant un extrait du « Tout dernier enseignement de Lacan ».
L’écart, ce signifiant palindrome dont elle a fait le titre de son travail, a ainsi changé de place, pour migrer au lieu du comble ou du vide de sens dont pâtit le parlêtre qui s’adresse à nous. Parfois il n’est plus à même de former la moindre phrase au sens de la grammaire. Parfois il s’abîme dans des silences vertigineux, nous faisant signe de l’urgence qui est la sienne de réinventer, à partir de ce qu’il ne sait pas, une modalité de parler sur mesure. Ceux que nous rencontrons aujourd’hui répondent du réel de notre temps : le mépris dans lequel est tenue toute parole singulière, la préférence donnée en tout au chiffre font s’écarter de la supposée langue commune ceux qui ayant quelque chose à dire ne se résolvent pas à parler pour rien, là où, comme le disait Jacques-Alain Miller à Éric Favereau dans un entretien paru dans Libération : « L’antique «“connais-toi toi-même” c’est fini. Maintenant, c’est plutôt : “Fonctionne !” ».
Si l’air du temps change, il y a peut-être ce qui ne change pas depuis que Freud a inventé la psychanalyse : cet écart, qui peut se faire gouffre dans lequel le scandale d’une pensée inconsciente, insue, se fait entendre. Réduit pour une part, assumé pour sa part irréductible et devenu symptomatique, quelle chances cet écart a-t-il chance de se trouver comblé à la fin du parcours ? C’est toujours la question des butées de l’analyse et aussi de sa fin, au sens de sa finalité. Une identité nouvelle entre es et ich est-elle pensable ? ce « soll » en serait-il la clé ? Peut-elle être nommée, cette identité ? Est-elle fragmentée ? Bien des questions se posent à nous à partir non pas de l’équivalence du mot et de la chose, mais de la jouissante matière de la parole.
Conclusion en forme d’ouverture
C’est la première leçon de « Silet » que je citerai pour ne pas conclure : « Le sujet, à l’occasion, ne s’y reconnaît pas, ne s’y retrouve pas. Lacan traduit cela en qualifiant la pulsion d’acéphale, ou bien en écrivant se jouit à la place de ça jouit. Ou encore en passant du je pense donc je souis à je pense donc se jouit. Cette notation est exprimée sous une forme très élémentaire page 151 du Séminaire XI, au début du chapitre intitulé « Démontage de la pulsion » qui situe bien ce paradoxe incontournable de la jouissance – les patients, ne se satisfont pas, comme on dit, de ce qu’ils sont. Et pourtant, nous savons que tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils vivent, leurs symptômes mêmes, relève de la satisfaction. Tel est le paradoxe – dans cet état si peu contentatif, ils se contentent. Toute la question, ajoute-t-il, est justement de savoir qu’est-ce que ce se qui est là contenté ».
Pour le dire en clair : jusqu’à quel point une psychanalyse permet-elle de faire du symptôme un mode de jouir ?